La revue Poésie-Première, de Martine Morillon, publie un très bel article (qu’on peut lire ici) de Carole Mesrobian sur Sable, recueil paru en 2019, aux éditions Transignum avec des photos de Wanda Mihuleac , une postface de Laurent Grison et une traduction en allemand d’Eva-Maria Berg – je les remercie toutes deux de faire vivre ce livre, comme les traducteurs et traductrices qui lui ont déjà permis de s’envoler vers d’autres horizons : Sonia Elvireanu, qui l’a publié en roumain aux éditions Ars Longa (Bucarest) sous le titre NISIP, Miguel-Angel Real qui l’a traduit en espagnol (extraits publiés sur la revue Pirana – Mexico), Dominique Hecq pour l’anglais (publication prévue sur la revue Cordite) et Davide Napoli pour l’italien…
« La place de Sable, pur joyau de délicatesse, de sobriété et d’intelligence, est dans la bibliothèque, tout près du regard et de la main. Les couleurs et les gravures signées Wanda Mihuleac qui encadrent les poèmes participent d’un dispositif sémantique qui relève haut la main cette gageure : faire de la dialectique textes/images une rencontre qui enrichit la portée de l’un et de l’autre, sans en prédéterminer la réception. Ici l’éditrice imagine une bipartition du recueil, qui commence par les poèmes de Marilyne Bertoncini accompagnés des traductions allemandes d’Eva-Maria Berg, et le dispositif iconographique.
Point d’orgue de la thématique constitutive de l’œuvre de Marilyne Bertoncini, Sable place la mémoire comme lieu d’une édification de l’être. Une trame mnésique où disparitions et renaissances sont constitutives de la construction de l’identité. Femme constituée de bribes de réminiscences échelonnées au fil du temps passé de l’existence, elle construit et déconstruit son identité fluctuante comme le mouvement de la mer sur le rivage.
Cette Femme de Sable est sans cesse édifiée puis éparpillée par les passages, dans un recommencement perpétuel. Sa fragilité est sa force. Elle est invincible et protéiforme. Le mouvement du ressac emporte les souvenirs, et en laisse apparaître d’autres. Sorte de matière entre la chair et l’écriture, le mouvement de la pensée suit le ressassement des marées comme de la mémoire de la poète. Le sable devient ici allégorie de ce qui constitue l’être : la recollection perpétuelle des morceaux de souvenirs rythmés par le temps qui s’écoule.
le sable aspire ma cheville
l’empreinte de mon pied s’emplit d’un éclat de miroir
minuscule
et la vague suivante l’engloutit et remporte
les algues rejetées du filet
les poulpes transparents
et les méduses glauques
Chaque vague soulève à grand-peine
une nappe emporte
la trame des mots
l’efface et seule reste une trace
mémoire de sable
crissant glissant soie
au cri déchiré
menus murmures comme
des pas d’oiseau
la dentelle des coquilles vides
sur la grève l’arène ourdie de temps
lourde draperie de dunes et d’estran
plis sur plis où se dissout le vent
du souvenir
…/…
la tête de Sable à peine effleure la surface
le sable dans sa bouche l’étouffe comme un baillon
s’accroche aussi à ses cheveux
réseau de mèches racinaires qui s’étirent
tressées de giroflées couleur de violette
et se mêlent à l’orgue des oyats
réverbèrent le silence immense de son cri
de son absence
Le sujet se cherche, dans l’évocation des sensations ressenties par son corps, unique part d’elle-même représentée ici, sorte de métonymie du sujet pensant. Pas de pronom personnel si ce n’est un « elle » dont les italiques annoncent le rapprochement avec le pronom de première personne du singulier qui clos le recueil, et qui scintille incomplet dans le chatoiement de l’absence et du reflet tendu dans ce petit morceau de miroir déposé dans les flaques. Une perception lacunaire, partielle, fragmentée de la conscience, jusqu’à ce que la poète ne vienne au monde, dans la reconnaissance de toutes ses dimensions.
Femme-sable
effaçable
dont la trace
se dissout
dans le léger tourment soulevé par le vent
au flanc de la colline
Une réflexivité et un élargissement, comme une dissolution de l’unicité d’une conscience dans un tout, le paysage et la mer, la mémoire et le rêve. La constitution des notre conscience est de facto kaléidoscopique et mouvante.
La mémoire est aussi ce lieu d’expression d’une dialectique où se mélangent et se rejoignent le passé mythique et le drame d’une conscience en deuil du mythe. Intériorisé, le mythe sert alors à porter une interrogation réflexive.
Elle
s’épuise en pure perte
et l’or d’Elle s’écoule
tandis que palpitantes murmurent
de balbutiantes paroles
O corps de Danae enseveli sous l’or
du désir sable devenu
meuble et fluide manteau instable
là pénètre la dissout
flamme palimpseste
d’elle-même
dans l’éternel inchoatif des nues qui passent en reflet
des dunes grises de la mer et des vagues de sable
les pas sans fin s’enchaînent
sans fil sans trace
La poésie de Marilyne Bertoncini raconte un lyrisme impossible porté par un ethos qui s’énonce grâce à un pronom dont la vacuité est le centre même de son énonciation. La poète invente un champ nouveau, dont le refrain est ce constat d’une impossible apparition du sujet dans son unité. Il s’agit alors d’aller interroger les éléments constitutifs du verbe, et de tenter de restituer au lexique sa texture étayée par une subjectivité dont elle ne sait qui elle est sinon cet être en perpétuelle absence.
Et cette parole impossible, d’ « elle », pourrait être celle d’Eurydice. Déjà le mythe avait fait l’objet d’une interprétation tournée vers le figure de cette dryade à qui on a redonné une voix et une volonté assertive. Femme tue, femme ombre sans visage, femme prétexte et alibi pour que l’autre en Orphée détenteur autoproclamé du logos fasse entendre l’irrésistible de son talent. Mais ce n’est pas le propos de la poète Marilyne Bertoncini, qui restitue toute la beauté de la silhouette frêle et timide d’une femme sacrifiée et surtout vouée ontologiquement au silence. Elle rend palpable cette lente appropriation de la parole, cette élaboration d’un corps sorti de l’ombre pour tracer les contours de son visage et faire entendre sa voix, enfin, sa détresse et l’abandon du monde. Elle aurait pu ne pas disparaître à nouveau, mais savait-elle qu’elle était presque née déjà, dans les contours d’un discours qui lui aurait appartenu.
Cette ombre retournera à l’informe sans avoir osé exister, parce que personne ne l’a nommée. Après s’être enfantée dans le verbe, elle n’ose plus paraître et dévale les pans des dunes qui la ramènent aux enfers. Ainsi cachée qui se souciera de savoir ce qu’elle a tenté d’être ? Son chant à elle est demeuré enfoui dans la captation de son existence. pas celui de Marilyne Bertoncini. qui nous offre une lecture magnifique et inédite du mythe. La poésie mène la poète vers l’essence de sa conscience, qui est la poésie. Le « Je » alors émerge, après la traversée des enfers, et l’avènement d’une parole, celle d’ « elle » en « je », celle d’elle en nous, restitue le pouvoir du logos à qui sait à l’instar de Marilyne Bertoncini faire entendre la voix des ombres.
je sais qu’Elle respire
de nous de notre rire
je déboule dévale le long du flanc de Sable
et la dune s’écroule émue de son écume sèche
je déboule dévale du giron de la dune
et ma main écorchée à sa couronne barbelée
saigne couleur de rouille sur l’éclatant
cristal
de silice
Je suis fille de Sable
mais les mots
m’appartiennent
Je crie
J’écris. »