Je vous partage mon livre…
L’expression revient avec une fréquence qui m’intrigue -autant qu’elle m’irrite. Que je sache, on partage un objet sécable – ainsi, j’ai, dans ma jeunesse, appris les fractions grâce à une enseignante qui modelait des pommes en pâte à modeler, et les divisait en tiers, quart, etc. dont nous héritions pour recomposer ensemble le tiers, la moitié… la pomme initiale De même, une somme, un bénéfice, réparti entre plusieurs bénéficiaires, est une forme de partage appelée « répartition ».
Je peux donc partager un gâteau entre plusieurs personnes, dont chacune mange une part, ET partager l’annonce de mon bonheur avec plusieurs (d’autres ou les mêmes) – c’est pour cela que la langue, qui a des ressources, et de l’expérience, a distingué les deux possibilités : partager quelque chose (en plusieurs parties), et partager avec quelqu’un…
Or, quand je lis « je vous partage mon livre», je m’interroge : faut-il que je m’attende à récupérer une petite fraction de l’objet désigné, qui, comme un symbolon antique et mulitiplié, serait à recomposer dans un puzzle réunissant l’ensemble des bénéficiaires de la proposition ?
Ou bien, L’Essai sur le don, de Marcel Mauss, et son étude de l’échange dans les sociétés primitives revenant, paraît-il, sur le devant de la scène, suis-je portée à m’interroger : se pourrait-il que, couplé à l’ intérêt contemporain pour le retour écologique à la nature, le sens du don total soit à l’origine du dévoiement de la construction verbale que je connaissais sous la forme « je partage quelque chose AVEC quelqu’un – et que, se mette désormais en avant le destinataire/objet du partage dans un grand élan de solidarité modifiant pratiques et mentalités, au point que le désir de partage touche tellement la personne destinataire qu’elle en devienne objet conjoint dudit partage, par le biais d’une tournure qui sonne à mes oreilles (ou cliquète à mes yeux) comme une proposition de festin aussi amicale qu’anthropophagique ?
On me permettra de ne pas y souscrire.