
Inutile de nier mon attachement à Parme, à la générosité de sa culture, de son peuple, de sa nature – Parme, c’est devenu avec le temps ma deuxième patrie – ma « matrie » – la ville, la région, où j’ai le plus écrit, dont je rêve le plus. J’ai deux nostalgies, les Flandres, et la rose Parme, cille où les poètes sont solidaires, accueillants, et entretiennent autant les liens avec leurs contemporains qu’avec les disparus (en témoigne le bel événement dont je parlais sur minotaur/A : ici
Aussi, rien d’étonnant à ce que le poème retenu par l’ami Giancarlo Baroni m’émeuve : il est d’un poète que j’aurais aimé rencontrer, Gian Carlo Artoni, que Baroni lui-même a bien connu, et dont il nous parle
Je rendais parfois visite au poète et avocat Gian Carlo Artoni (1923 – janvier 2017), via Melloni ; il était déjà assez vieux et sortait rarement. Je montais les escaliers de l’élégant immeuble où vivait Gian Carlo, j’entrais dans son appartement tapissé de livres et surtout de tableaux, une galerie bondée de tableaux choisis avec beaucoup de goût. Gian Carlo m’attendait dans la pièce lumineuse et spacieuse, aux fenêtres donnant sur le palais de la Pilotta. Nous bavardions : j’écoutais ses récits d’une vie pleine de rencontres et d’expériences importantes (il fut avocat, conseiller municipal, poète, expert en art, l’un des protagonistes de la vie littéraire de Parme et plus encore) et je l’écoutais tout aussi attentivement pendant qu’il me lisait ses poèmes, écrits durant la nuit, toutes les nuits, lui permettant de conjurer la pensée de la mort. J’étais frappé par le courage, ironique allant parfois jusqu’au mépris, avec lequel il affrontait cet angoissant et lancinant problème. J’avais l’impression que composer quotidiennement des vers était devenu pour lui une sorte de partie d’échecs contrel’ennemi inexorable, un défi.
En 1963, Artoni publie chez Mondadori le recueil « Lo Stesso Dolore » (la même douleur), suivi d’un silence de plus de cinquante ans. En 2014, édité par le critique Paolo Briganti (auteur de l’ample préface intitulée « Le sens indéchiffrable de la vie ») et avec un souvenir affectueux de l’écrivain Luigi Alfieri intitulé « L’homme, le temps et la ville », est publié le recueil « Le même douleur et autres poèmes de l’époque (1949-1966) », imprimé par Diabasis. Puis, comme s’il voulait anxieusement rattraper le temps perdu et chasser le fantôme de l’adieu, Artoni publia en deux ans trois recueils conséquents, tous avec la « Préface » de Luigi Alfieri et la « Postface » de Paolo Briganti ; dans l’un d’eux, « La lune blanche. Journal en vers (2015) », imprimé par Diabasis, il écrit : « tout ce qui te reste, / pour vivre, // c’est essayer / écrire » (« La vocation ») .
Dans la collection 63, « Con occhio innamorato » (D’un œil épris) Gian Carlo Artoni admire sa ville.
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La traduction de ce très beau poème n’est pas aisée notamment en raison de sa construction syntaxique, et une image singulière en particulier m’a posé problème :
(città) che già tra l’erba dilunghi i portali /dell’aratura all’inizio dei lumi:
je pense l’avoir résolue en passant par le vocabulaire anatomique : portale (portali), en plus d’être un portail, est aussi plus près de l’étymologie dans l’expression « veine portale » ou veine porte (qui désigne la veine portant le sang des viscères vers le foie) – il m’a semblé que l’évocation des labours (aratura) dessinait ces veines de la terre, se prolongeant vers la ville, où il me semble qu’elles se perdent dans les premières herbes de la banlieue, dont on ne les distingue pas dans la lumière de l’aube.
A Parma
Dal lento gesto che accarezza
alla mano che scorre
sul parapetto del tuo fiume,
io sono tuo,
città che nel tramonto hai la dolcezza
dei tuoi campi vicini,
che già tra l’erba dilunghi i portali
dell’aratura all’inizio dei lumi:
se passato ho gli anni
adolescenti tra voli pensosi
di rondini e il silenzio
di una piazza che serbi
per chi ti ha sempre amato,
più spesso ho ritrovato,
tra le tue case, il lungo
cammino delle strade
che a te non han ritorno
(e santo era sapere
con occhio innamorato).
À Parme
Du geste lent qui caresse
à la main qui glisse
sur le parapet de ta rivière,
Je suis à toi,
ville, qui au couchant as la douceur
des champs qui t’entourent,
qui aux premières herbes prolonges les portes
des labours aux lueurs naissantes :
si le temps pour moi a passé
de l’adolescence entre les vols pensifs
d’hirondelles et le silence
d’une place que tu réserves
à qui t’as depuis toujours aimée,
plus d’une fois j’ai retrouvé,
entre tes maisons, le long
cheminement des routes
qui seront vers toi sans retour
(et béni fut le savoir
d’un œil épris).